11
Ce soir-là, Bill a débarqué Chez Merlotte, une fille à son bras. Oh oh ! Il me rendait la monnaie de ma pièce. Ça m’apprendrait à embrasser Sam dans les coins. Mais peut-être que je me faisais des illusions : peut-être qu’il ne m’accordait plus assez d’importance pour jouer à ce petit jeu-là avec moi. Cette supposée vengeance sur pattes se présentait sous la forme d’une grande brune élancée avec une impeccable coupe au carré. Je l’avais déjà vue au bar, de temps à autre. C’était, comme Danielle brûlait de me le dire depuis que Bill avait passé la porte, une femme de Clarice du nom de Shela Pumphrey, qui exerçait la profession d’agent immobilier. C’était même elle qui avait décroché le prix pour le million de dollars de ventes, l’année précédente.
À la seconde où j’ai posé les yeux sur elle, je l’ai détestée. Profondément, furieusement et irrévocablement.
J’ai accroché à mes lèvres un sourire deux mille watts et je me suis précipitée vers eux. En un clin d’œil, ils étaient servis. Et je n’ai pas craché dans la vodka-orange de Shela, je précise. Je suis au-dessus de ça. Enfin, le fait est que je n’en ai pas eu l’occasion – il y avait toujours quelqu’un qui me regardait.
Non seulement le bar était bondé, mais en plus, je me sentais surveillée : Charles ne me quittait pas des yeux. Ça commençait à me taper sérieusement sur le système – c’est fou le nombre de trucs qui me tapaient sur le système, ce soir-là. Le pirate semblait en pleine forme. Il arborait une chemise blanche à manches bouffantes, un corsaire bleu marine et, pour rehausser le tout, une longue écharpe rouge qui lui ceignait la taille. Son bandeau, assorti à son corsaire, avait une étoile dorée brodée à l’emplacement de son œil borgne. Difficile de faire plus exotique, à Bon Temps.
Sam, assis à la petite table qu’on lui avait installée dans un coin de la salle, sa jambe plâtrée posée sur une chaise, m’a fait signe de le rejoindre.
— Ça va, Sookie ? a-t-il murmuré en se détournant pour que personne ne puisse ne serait-ce que lire sur ses lèvres.
— Bien sûr, Sam. Pourquoi ça n’irait pas ?
Et, pour enfoncer le clou, je lui ai adressé un regard exprimant la plus parfaite incompréhension – du moins, c’était l’idée. A ce moment-là, je lui en ai voulu de m’avoir embrassée et je m’en suis voulu d’avoir répondu à ses avances.
Il a levé les yeux au ciel et a esquissé un petit sourire.
— Je crois avoir résolu ton problème de logement, m’a-t-il alors annoncé. Je t’expliquerai ça plus tard.
Je n’ai pas cherché à lui tirer les vers du nez et j’ai filé sans plus tarder prendre une nouvelle commande.
On était un peu débordés. L’indéniable pouvoir de séduction de notre nouveau barman faisait merveille pour remplir la salle. C’était bien ma veine !
C’était moi qui avais laissé tomber Bill, comme je m’évertuais à me le répéter fièrement. C’était lui qui m’avait trompée, mais moi qui l’avais quitté. Bill n’avait pas souhaité cette rupture. C’était moi qui en avais pris l’initiative. J’avais besoin de me répéter ça en boucle pour ne pas envoyer balader les clients, autrement dit, tous ceux qui assistaient, avec une intense jubilation, j’imagine, à mon humiliation publique. Bien sûr, comme ils ignoraient les détails de notre relation, ils pouvaient très bien penser que c’était Bill qui m’avait plaquée pour cette garce – et une brune, en plus ! Ce qui n’était, j’insiste, absolument pas le cas.
J’ai rejeté les épaules en arrière, élargi mon plus beau sourire commercial jusqu’aux oreilles et servi tous ces braves gens avec la célérité et l’efficacité qui me caractérisent. Au bout de dix minutes, j’avais à peu près réussi à me calmer. Je me conduisais comme une véritable idiote. Bill et moi nous étions séparés, comme des millions de couples avant nous. Alors, naturellement, il avait commencé à en fréquenter une autre. Si j’avais enchaîné les petits copains depuis l’âge de treize ou quatorze ans, comme toutes les filles «normales », notre histoire n’aurait été qu’une énième tentative avortée à ajouter à la longue liste des relations qui n’avaient pas marché. J’aurais accepté ça sans broncher ou, du moins, j’aurais réagi avec le recul nécessaire.
Mais, de recul, je n’en avais aucun. Bill avait été et resterait toujours mon premier amour, dans tous les sens du terme.
Quand je suis venue renouveler leurs consommations, Shela Pumphrey m’a paru quelque peu déstabilisée par mon radieux sourire.
— Merci, a-t-elle soufflé en posant sur moi un regard incertain.
— Mais... tout le plaisir est pour moi, ai-je sifflé entre mes dents.
Elle a blêmi. Sur ces mots, j’ai fait demi-tour à droite, direction le bar.
— Dois-je lui faire la peur de sa vie, si jamais elle passe la nuit avec lui ? m’a aimablement proposé Charles.
J’étais plongée dans la contemplation du réfrigérateur à porte vitrée dans lequel on stocke les boissons sans alcool et les bouteilles de sang, derrière le comptoir. J’étais venue chercher une rondelle de citron et une cerise confite pour un gin-fizz, et j’étais restée plantée là, sans bouger.
— Oui, s’il vous plaît, lui ai-je répondu d’un ton détaché, mais avec un sourire débordant de gratitude.
Décidément, Charles devenait un précieux allié. Il avait tué le type qui avait mis le feu à ma baraque, et voilà maintenant qu’il me proposait de terrifier la nouvelle petite amie de Bill. Comment résister à tant de gentillesse ?
— C’est comme si c’était fait, m’a-t-il assuré, avec une révérence stylée du plus bel effet, la main posée sur le cœur comme un jeune premier déclarant sa flamme.
— Oh, vous ! ai-je roucoulé, l’œil pétillant, avant de sortir enfin le bol qui contenait les rondelles de citron.
Il m’a fallu déployer des trésors de self-control pour résister à la tentation d’aller faire un petit tour dans la tête de Shela Pumphrey. Franchement, une telle résistance, ça frisait l’héroïsme. J’avais de quoi être fière de moi.
Mais la soirée ne faisait que commencer. Pour ne rien arranger, Eric a débarqué Chez Merlotte peu après. Dès que je l’ai vu, mon cœur s’est emballé. J’ai bien cru que j’allais faire une syncope. Bon sang ! Il était grand temps que je cesse de réagir comme ça chaque fois qu’Eric apparaissait ! J’aurais bien voulu pouvoir oublier notre « idylle » aussi radicalement que lui. Peut-être que j’aurais dû chercher un sorcier quelconque pour qu’il me jette un sort d’amnésie, à moi aussi. Je me suis mordu l’intérieur de la joue bien fort et j’ai apporté deux pichets de bière à une table de jeunes couples qui fêtaient la promotion de l’un des mecs au titre de chef de je ne sais plus quoi, je ne sais plus où.
Quand je me suis retournée, Eric discutait avec Charles. Quoique les vampires sachent habituellement garder, en toutes circonstances, un visage de marbre, il paraissait évident qu’Eric n’était pas du tout satisfait de son employé. Charles faisait une bonne tête de moins que lui, si bien qu’il était obligé de lever les yeux pour lui parler. Mais il se tenait très droit, ses canines commençaient à pointer, et son œil unique lançait des éclairs. Quant à Eric, ses longs crocs étincelants témoignaient de l’état de fureur dans lequel il était déjà. Les humains autour d’eux avaient tendance à prendre le large. Si ça continuait comme ça, ils ne tarderaient pas à mettre les voiles vers d’autres bars plus accueillants.
J’ai vu Sam qui prenait ses béquilles pour se lever et se diriger vers eux. Je me suis ruée vers sa table.
— Reste tranquille, lui ai-je conseillé à voix basse, mais d’un ton ferme et résolu. Ne t’avise pas d’intervenir.
Et, sans plus attendre, j’ai rejoint le comptoir.
— Salut, Eric ! ai-je lancé gaiement, en adressant un sourire rayonnant à mon ex-amant. Comment ça va ? Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ?
— Oui. J’ai à te parler, à toi aussi, a-t-il grogné.
— Dans ce cas, pourquoi ne viens-tu pas avec moi ? J’allais justement faire une petite pause dehors.
Je l’ai pris d’autorité par le bras pour l’entraîner vers la porte qui donnait sur le couloir. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, on s’est retrouvés sur le parking, dans la nuit froide.
— J’espère que tu n’es pas venu me dire ce que je dois faire, Eric. J’ai eu mon compte pour la journée. Et je ne parle même pas de Bill qui débarque ici avec une autre, ni de ma cuisine cramée. Je ne suis franchement pas d’humeur.
— Je me fiche de ton humeur ! a-t-il rétorqué du tac au tac. Je paie Charles Twining pour veiller sur toi et pour te protéger. Et qui te tire des flammes ? Une fée ! Et pendant ce temps, Charles va faire rendre l’âme à l’incendiaire, au lieu de sauver la vie de son aimable hôtesse. Crétin d’Anglais !
— Charles est censé être là pour aider Sam, ai-je rectifié, d’un ton moins convaincu que je ne l’aurais voulu.
— Comme si j’allais lever le petit doigt pour un malheureux changeling ! s’est exclamé Eric.
Alors là ! Ça m’a sciée.
— Il y a quelque chose en toi...
Sa voix était glaciale, mais son regard brûlant.
— ... quelque chose que je suis sur le point de découvrir... Je la sens, là, sous ma peau, cette impression qu’il s’est passé quelque chose entre nous, pendant que j’étais sous l’emprise de ce maudit sort... Avons-nous couché ensemble, Sookie ? Mais je n’arrive pas à croire que ce soit ça, ou plutôt que ce soit seulement ça. Il s’est passé quelque chose... Ton manteau était couvert de sang et de cervelle... Ai-je tué quelqu’un, Sookie ? Est-ce que c’est ça ? Essaies-tu de me protéger de ce que j’ai fait pendant que j’étais ensorcelé ?
Ses yeux brillaient comme ceux d’un chat dans la nuit.
Qui aurait imaginé qu’Eric s’inquiéterait de savoir qui il pouvait bien avoir tué ? Franchement, même si j’y avais pensé, jamais je n’aurais cru que ça puisse avoir la moindre importance pour lui. Pourtant, il semblait réellement préoccupé.
Si ce n’était que ça, je pouvais le rassurer tout de suite.
— N’aie crainte, Eric : tu n’as tué personne chez moi, cette nuit-là. Tu...
Je me suis arrêtée net.
— Tu dois me dire ce qui s’est passé, Sookie, a-t-il insisté, en se penchant vers moi pour me dévisager avec une insistance pour le moins déstabilisante. Je déteste ne pas savoir ce que j’ai fait. J’ai vécu plus longtemps que tu ne peux l’imaginer, et pourtant, je me souviens de tout comme si c’était hier. De tout, sauf de ces quelques jours auprès de toi.
J’ai préféré contourner le problème.
— Je ne peux pas t’aider à retrouver la mémoire, Eric, lui ai-je fait posément observer. Tout ce que je peux te dire, c’est que je t’ai hébergé, à la demande de Pam, pour te protéger jusqu’à ce qu’elle revienne te chercher.
Eric me dévisageait toujours, comme s’il espérait, par la seule force de son regard, me percer à jour.
— Si seulement je pouvais entrer dans ta tête, Sookie, t’arracher la vérité... Je t’ai donné de mon sang : je sais que tu me caches quelque chose.
Après un petit moment de silence plutôt stressant, il a ajouté :
— J’aimerais bien savoir qui en veut à ta vie. Et tu as eu la visite de détectives privés, d’après ce que j’ai cru comprendre. Que voulaient-ils ?
— Qui t’a dit ça ?
C’était le bouquet ! Quelqu’un l’informait de mes moindres faits et gestes. J’ai senti mon pouls s’accélérer de plus belle. Charles lui faisait-il chaque soir un compte rendu détaillé de mes activités de la journée ?
— Est-ce que cela a un rapport avec la femme qui a disparu ? La garce dont ce lycanthrope était tellement épris ? Est-ce lui que tu couvres, Sookie ? Si ce n’est pas moi qui ai tué cette fille, est-ce lui ? Est-elle morte sous nos yeux ?
Il m’avait empoignée par les épaules. La douleur devenait insoutenable.
— Lâche-moi ! Tu me fais mal.
Son étreinte s’est brusquement desserrée. Mais il n’a pas retiré ses mains pour autant. J’avais du mal à respirer, tout à coup. L’atmosphère semblait crépiter : il y avait de l’électricité dans l’air. Mais je commençais à en avoir assez d’être perpétuellement menacée.
— Parle ! Dis-le-moi. Immédiatement ! m’a-t-il ordonné.
Si jamais je lui avouais qu’il m’avait vue tuer quelqu’un, il aurait un terrible moyen de pression sur moi. Ce serait comme une menace qui planerait au-dessus de ma tête jusqu’à la fin de mes jours. Parce que son sang coulait dans mes veines et qu’un peu du mien coulait dans les siennes, Eric en savait déjà beaucoup plus sur moi que je ne l’aurais voulu. Nom d’un chien ! Que je regrettais cet échange sanguin, à présent !
— Tu étais si adorable quand tu ne savais plus qui tu étais, ai-je soupiré.
Je ne sais pas à quoi il s’attendait, mais pas à ça, manifestement. J’ai vu la stupeur le disputer à la colère sur son beau visage.
— Adorable ? a-t-il fini par répéter, sceptique, avec un petit sourire en coin.
— Oui, absolument adorable, ai-je confirmé en m’efforçant de sourire, moi aussi. On a passé des heures à discuter comme de vieux amis.
— Comme de... vieux amis ?
Mes épaules me faisaient horriblement mal, et le bar tout entier devait réclamer à boire à cor et à cri. Mais je ne pouvais pas y retourner, pas encore.
— Oui. Tu étais seul et perdu et tu aimais bavarder avec moi. C’était plutôt sympa de t’avoir à la maison, tu sais.
— Sympa ? s’est-il étonné, de plus en plus dubitatif. Et maintenant, je ne suis plus sympa ?
— Non, Eric, tu n’es ni adorable, ni même sympa. Tu es trop occupé à être... toi-même.
C’est-à-dire un vampire ultra puissant, assoiffé de pouvoir et manipulateur.
Il a haussé les épaules.
— Ce moi-même est-il si terrible ? Bien des femmes semblent s’en satisfaire...
— Je n’en doute pas.
C’est à ce moment-là que la porte de service s’est ouverte.
— Tout va bien, Sookie ?
Sam s’était porté à mon secours, clopin-clopant. La douleur crispait ses traits.
— Elle n’a pas besoin de vous, changeling, lui a lancé Eric.
Sam n’a pas répondu. Il s’est contenté de le regarder sans bouger.
— OK. C’était grossier de ma part, a finalement admis Eric. Après tout, je suis sur votre territoire. Je vais m’en aller.
Ce n’étaient pas vraiment des excuses, mais ça pouvait en tenir lieu, faute de mieux.
— Sookie, nous n’avons pas fini cette conversation, a-t-il repris en se tournant vers moi. Mais je vois bien que ce n’est ni le bon moment, ni le bon endroit...
— À bientôt, Eric.
Et Eric s’est instantanément évanoui dans la nuit – cool comme truc ! J’aurais bien voulu savoir faire ça, moi aussi.
— Qu’est-ce qui le travaille comme ça ? s’est enquis Sam en claudiquant pour venir s’adosser au mur.
— Il ne se souvient pas de ce qui s’est passé pendant qu’il était chez moi, lui ai-je répondu avec lenteur – un effet de mon immense lassitude. Il a l’impression d’avoir perdu le contrôle de la situation et il a horreur de ça. Les vampires aiment bien tout contrôler. Je suppose que tu l’avais remarqué.
Ça lui a arraché un sourire – d’accord, une ébauche de sourire, mais un sourire quand même.
— En effet. J’ai également cru remarquer qu’ils étaient plutôt possessifs, a-t-il ajouté, sarcastique.
— Tu fais allusion à la réaction de Bill quand il nous est tombé dessus ?
Il a acquiescé d’un signe de tête.
— Eh bien, on dirait qu’il n’a pas eu trop de mal à se remettre du choc.
— Je crois surtout qu’il te le fait payer.
Hum, hum... Le terrain devenait glissant. Vingt-quatre heures plus tôt, j’avais été à deux doigts de coucher avec Sam, mais, à présent, j’étais loin des transports de la veille. Et Sam s’était fait drôlement mal à la jambe en tombant : il n’aurait pas été fichu de culbuter une poupée de chiffon. Alors, une fille dans mon genre – sportive et bien campée sur ses deux jambes, j’entends... Ce n’était d’ailleurs pas une très bonne idée d’envisager de réaliser mes fantasmes sexuels avec mon patron, quand bien même Sam et moi nous tournions autour depuis plusieurs mois déjà. Je n’avais aucune envie de me brûler les ailes. Je préférais opter pour la sécurité, à plus forte raison ce soir. Après les émotions fortes des dernières heures, c’était ce à quoi j’aspirais le plus : la sécurité.
— Il est arrivé à temps, ai-je murmuré.
Sam a haussé les sourcils.
— À temps pour quoi ?
— Pour nous arrêter.
— Tu voulais arrêter ?
— Pas sur le coup. Mais je pense que c’est mieux comme ça.
Sam m’a dévisagée un long moment en silence.
— Ce que je voulais te dire, a-t-il finalement repris, changeant complètement de sujet, bien que je n’aie pas eu l’intention de t’en parler avant la fermeture du bar, c’est qu’une des maisons que je loue est libre, actuellement. C’est celle qui est juste à côté de... eh bien, tu te souviens, de celle où Dawn...
— ... est morte.
— C’est ça. Je l’ai fait refaire entièrement et elle est louée en ce moment : tu auras donc des voisins. Celle que je te propose est meublée. Il te suffira d’apporter du linge, tes fringues, quelques casseroles... Rien qui ne puisse tenir dans une voiture. Au fait, où as-tu pêché celle-là ?
Il désignait la Malibu du menton.
Je lui ai raconté le geste généreux de Nikkie et, de fil en aiguille, j’en suis venue à lui parler du souci que je me faisais pour elle et de la mise en garde d’Eric à propos de Vlad.
En voyant Sam se rembrunir et l’anxiété assombrir ses prunelles, je m’en suis voulu. Quelle égoïste jetais de me décharger sur Sam de tous mes ennuis ! Comme s’il n’en avait pas déjà assez comme ça !
J’ai aussitôt essayé de me faire pardonner.
— Je suis désolée. Tu n’as vraiment pas besoin de ça, en ce moment. Viens, on va rentrer.
Il m’a de nouveau regardée sans rien dire, puis il a fini par acquiescer.
— Tu as raison. Il faut vraiment que je m’assoie.
— Merci pour la maison. Je te réglerai le loyer, évidemment. Je suis si contente d’avoir enfin un endroit où je pourrai vivre comme je veux sans déranger personne ! C’est combien ?
Sam m’a lancé un regard noir, puis m’a annoncé un prix – largement en dessous de ses tarifs habituels, j’en suis sûre. J’ai passé un bras autour de sa taille pour le soutenir. Il boitait lourdement. Il a, d’ailleurs, accepté mon aide sans rechigner. Il a claudiqué comme ça jusqu’à son bureau et s’est laissé tomber dans son vieux fauteuil à roulettes avec un gros soupir. J’ai tiré l’autre chaise de la pièce jusqu’à lui pour qu’il puisse allonger sa jambe. Il n’a pas protesté. Dans la lumière crue des néons, il était blême et avait le visage complètement défait.
— Allez ! Retourne donc travailler ! Je ne te paie pas à gober les mouches, non plus, m’a-t-il lancé d’un ton léger. Je parie qu’ils sont en train de lyncher Charles.
De fait, c’était carrément la folie au bar. Encore pire que ce que j’avais imaginé. Je me suis précipitée vers mes tables pour reprendre aussitôt les choses en main. Danielle m’a fusillée du regard. Même Charles faisait grise mine. Mais j’ai immédiatement mis le turbo pour rattraper mon retard, jouant les distributeurs automatiques de boissons, débarrassant les verres sales, vidant les cendriers et passant un coup d’éponge sur les tables, le tout en deux temps, trois mouvements. Étant donné la vitesse à laquelle j’expédiais le service, je pouvais dire au revoir aux pourboires, mais au moins, les choses sont rapidement rentrées dans l’ordre. C’était l’essentiel.
Peu à peu, le bar a retrouvé son rythme normal. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que Bill et sa nouvelle conquête étaient en grande conversation. Pourtant, je faisais de gros efforts pour me retenir de leur jeter de petits coups d’œil en coin. À ma grande honte, chaque fois que, malgré moi, mes yeux se posaient sur eux, et même chaque fois que je voyais un couple assis autour d’une table à bavarder, je sentais monter en moi un bouillonnement de rage qui en disait long sur mon caractère angélique. En plus, même si quatre-vingt-dix pour cent de la clientèle se fichaient royalement de ce que je ressentais, les dix pour cent restants m’épiaient, à l’affût, pour voir comment je réagissais à la présence de la nouvelle petite amie de Bill.
J’étais en train de nettoyer une table qui venait juste de se libérer quand j’ai senti une petite tape sur mon épaule. Juste au moment où je me retournais, mon alarme intérieure s’est déclenchée. C’est ce qui m’a permis de rester zen. Shela Pumphrey se tenait devant moi, tout aussi souriante que moi, blindage maison bien en place et prête à dégainer.
Elle avait cinq bons centimètres de plus que moi et devait bien peser cinq kilos de moins. Elle était impeccablement maquillée – maquillage haut de gamme qui sentait le luxe, l’habileté d’une main experte et l’œil aiguisé de la lectrice assidue des magazines de mode. Elle empestait le fric à plein nez. Cette fois, je n’ai pas hésité deux secondes avant d’aller voir ce qu’elle avait en tête.
Shela pensait qu’elle avait tout pour elle et qu’à moins que je sois fantastique au lit, elle l’emportait haut la main. D’après elle, les femmes des classes inférieures à la sienne devaient nécessairement être meilleures au lit parce qu’elles étaient moins inhibées. Elle se savait plus mince, plus intelligente, plus riche, plus instruite et beaucoup mieux éduquée que la simple serveuse qui lui faisait face. Mais elle craignait de ne pas être à la hauteur, sexuellement. J’ai cligné des yeux. J’en savais déjà plus que je ne l’aurais voulu.
Alors, comme ça, d’après Shela, parce que j’étais pauvre et que je n’avais pas fait d’études, j’étais plus en accord avec ma nature profonde, sexuellement parlant ? Intéressant. Il faudrait que je raconte ça à tous les autres fauchés de Bon Temps. Figurez-vous qu’on passait notre temps à se sauter dessus et à s’éclater au lit et qu’on ne le savait même pas ! Si ce n’était pas une preuve de bêtise, ça !
— Oui ?
— Pourriez-vous m’indiquer les toilettes ?
— C’est cette porte, là-bas. Celle sur laquelle il y a écrit « Toilettes ».
J’aurais sans doute déjà dû m’estimer heureuse de savoir lire.
— Oh, désolée ! Je n’avais pas vu.
Sans commentaires.
— Alors... euh... Hum ! Vous n’auriez pas un bon conseil à me donner ? Pour sortir avec un vampire, j’entends ?
Elle a attendu ma réponse avec un air à la fois provocateur et un peu emprunté.
— Oh, si, bien sûr ! Evitez l’ail.
Et, sur ces bonnes paroles, je lui ai tourné le dos pour finir de nettoyer ma table.
Une fois certaine qu’elle avait quitté la salle, j’ai pris les deux pintes de bière vides pour les rapporter au bar. Quand je me suis retournée, Bill se dressait devant moi. J’ai laissé échapper une petite exclamation de surprise. Bill a la peau très blanche, comme tous les vampires, ce qui fait ressortir encore plus le regard pénétrant de ses yeux noirs. Or, à ce moment-là, justement, ce regard-là était braqué sur moi.
— Qu’est-ce qu’elle te voulait ? a-t-il maugréé.
— Elle m’a demandé où étaient les toilettes.
Il a haussé les sourcils en jetant un coup d’œil à la plaque fixée sur la porte.
— Elle voulait juste savoir à qui elle avait affaire. Enfin, c’est ce que j’ai supposé, du moins.
Bizarrement, en dépit de ce qui s’était passé entre nous, je me sentais tout à fait à l’aise avec Bill.
— Tu lui as fait peur ?
— Je n’ai même pas essayé.
— Lui as-tu fait peur ? a-t-il insisté d’un ton impérieux.
Mais une petite étincelle de malice dansait dans ses prunelles.
— Non. Pourquoi ? Tu aurais préféré ?
Il a secoué la tête d’un air blasé.
— Es-tu jalouse ?
— Oui.
Comme je le dis toujours, l’honnêteté, c’est ce qu’il y a de plus sûr.
— Je la déteste, avec ses cuisses de grenouille et ses airs supérieurs. J’espère que c’est une sale garce qui t’en fera tellement baver que tu pleureras des larmes de sang en pensant à moi.
— Parfait, a répondu Bill, manifestement satisfait. Ça fait plaisir à entendre.
Il a ponctué cette sortie d’un chaste baiser sur ma joue. Ce simple contact a suffi à faire resurgir en moi un flot de souvenirs torrides. J’en ai eu la chair de poule. Et je n’étais pas la seule : lui aussi se rappelait. J’ai vu ses yeux s’embraser, ses canines s’allonger... Puis Catfish Hennessey s’est mis à brailler que je ferais mieux «de me remuer les fesses » pour lui apporter un autre whisky-Coca et, n’écoutant que ma conscience professionnelle – et la petite voix qui me disait de me sauver pendant qu’il en était encore temps –, j’ai planté là le premier amour de ma vie.
La journée avait été longue. Très longue. Quand je suis rentrée chez mon frère, j’étais vannée. Je n’avais pas passé la porte que j’entendais déjà des gloussements et des petits cris en provenance de sa chambre : Jason se consolait à sa manière habituelle. Ça l’attristait peut-être que sa nouvelle « famille » le suspecte d’un crime affreux, mais pas au point d’affecter sa libido.
J’ai fait un passage éclair dans la salle de bains et j’ai filé dans la chambre d’amis, dont j’ai claqué la porte derrière moi. Le canapé m’a paru plus accueillant que la veille. Comme je remontais la couverture sur moi, je me suis aperçue que la femme avec laquelle mon frère passait la nuit était un changeling – je percevais cette subtile aura rougeâtre, comme une sorte de rayonnement, qu’émettait son cerveau.
Pourvu qu’il s’agisse de Crystal Norris ! J’espérais que Jason avait réussi à la persuader qu’il n’avait rien à voir avec les tirs meurtriers dont avaient été victimes les changelings de Bon Temps. Le meilleur moyen pour Jason d’aggraver encore son cas aurait été de tromper Crystal, la fille de la communauté de Hotshot qu’il fréquentait. Jason n’était quand même pas bête à ce point-là... si ?
Non. Le lendemain matin, peu après 10 heures, je buvais ma première tasse de café de la journée quand j’ai vu Crystal entrer dans la cuisine d’un pas titubant, simplement vêtue d’une chemise de mon frère, le visage encore tout chiffonné de sommeil. Jason commençant son travail à 7 h 30, ça faisait déjà longtemps qu’il était parti.
Crystal ne m’appréciait que modérément, et c’était réciproque. Mais elle s’est montrée suffisamment aimable pour ânonner un vague « b’jour » en entrant. Je lui ai poliment répondu et j’ai sorti une tasse pour elle. Elle a fait la grimace et a pris un verre qu’elle a rempli de glaçons et de Coca-Cola. J’en ai encore des frissons partout.
— Comment va votre oncle ? lui ai-je demandé, lorsqu’elle m’a semblé enfin à peu près réveillée.
— Mieux. Vous devriez aller lui rendre visite. Il aime bien quand vous venez le voir.
— Vous êtes arrivée à la conclusion que ce n’est pas Jason qui lui a tiré dessus, j’imagine ?
— Exact, m’a-t-elle répondu, peut-être un peu sèchement. Au début, je ne voulais pas lui parler, mais une fois qu’il m’a eue au téléphone, il a réussi à me convaincre.
J’aurais bien aimé lui demander si les autres habitants de Hotshot étaient prêts à accorder à mon frère le bénéfice du doute, mais je préférais ne pas aborder un sujet aussi sensible de si bon matin (pour elle, en tout cas).
À la place, je me suis mise à établir mentalement la liste de ce que j’avais à faire dans la journée : retourner chez moi chercher quelques vêtements, des draps, des couvertures et des ustensiles de cuisine ; aller les ranger dans la maison de Sam...
Emménager provisoirement dans un meublé résolvait parfaitement mon problème de logement. J’avais oublié que Sam possédait trois petites propriétés à louer sur Berry Street. Chaque maison abritait deux appartements. Sam s’occupait lui-même de l’entretien, mais déléguait parfois les tâches les plus simples – menues réparations, corvées de nettoyage... – à JB du Rone, un de mes anciens camarades de lycée (il valait mieux faire simple avec JB).
Après m’être installée dans mon foyer provisoire, j’aurais peut-être le temps d’aller voir Calvin. J’ai pris une douche et je me suis habillée rapidement. Crystal était devant la télé quand je suis partie. Je n’ai fait aucun commentaire.
À en juger par le boucan, Terry travaillait déjà comme un forcené quand je me suis garée dans l’allée. J’ai fait le tour de la maison pour voir où il en était. Il avait abattu beaucoup plus de boulot que je ne l’aurais cru possible en si peu de temps. Lorsque je le lui ai dit, il a souri.
— C’est toujours plus facile de démolir que de construire, m’a-t-il assuré.
Ce n’était pas le fruit d’une profonde réflexion philosophique, mais la simple constatation d’un ouvrier.
— J’devrais avoir fini dans deux jours, si rien vient me mettre des bâtons dans les roues. La météo a pas prévu de pluie.
— Génial. Combien je te dois ?
— Oh !
Il s’est mis à marmonner dans son coin, en haussant les épaules d’un air gêné.
— Cent ? Cinquante ? a-t-il suggéré.
— Non, non. Le compte n’y est pas.
J’ai fait une rapide estimation de ses heures.
— Trois cents, plutôt.
— Pas question que je te fasse payer autant, Sookie ! s’est-il écrié, la mine soudain butée. J’te ferais même rien payer du tout, s’il me fallait pas un autre chien...
Terry s’achetait un chien de chasse à peu près tous les quatre ans. Un catahoula : une bête hors de prix. Non qu’il balance l’ancien modèle quand un nouveau apparaissait sur le marché, mais on aurait dit qu’il arrivait toujours quelque chose à ses chiens. Ce n’était pourtant pas faute d’en prendre soin. Ça ne faisait pas trois ans qu’il l’avait quand le premier s’était fait écraser par un camion. Quelqu’un de bien intentionné avait donné de la viande empoisonnée au deuxième. La troisième, une chienne qu’il avait baptisée Molly, s’était fait mordre par un serpent et la morsure s’était infectée. Ça faisait maintenant des mois que Terry était sur la liste d’attente pour la prochaine portée de catahoulas du chenil de Clarice qui en faisait l’élevage.
— J’espère que tu m’apporteras ce chiot ici pour que je lui fasse des câlins.
Il a souri – deux fois en moins d’un quart d’heure ! Waouh ! C’était à consigner dans les annales. Puis j’ai compris : Terry était heureux de travailler pour moi. Il se sentait cent fois mieux au grand air qu’enfermé dans un bar. Tant physiquement que psychologiquement, il était plus à l’aise quand il n’y avait pas de toit au-dessus de sa tête, ni de murs pour l’emprisonner. C’est vrai que, lorsqu’il se promenait dehors avec son chien, il avait l’air d’un type tout à fait normal.
J’ai ouvert la porte d’entrée et je suis allée prendre ce dont j’avais besoin. Comme il faisait un soleil resplendissant, l’absence d’électricité ne posait pas de problème : pas besoin de lumière. J’ai rempli un grand panier à linge avec deux paires de draps, un vieux couvre-lit en chenille, quelques vêtements, deux casseroles et deux poêles. J’allais devoir me racheter une nouvelle cafetière : la mienne avait fondu.
Alors que j’étais là, debout, à regarder par la fenêtre ma vieille cafetière trônant sur le tas de débris à jeter, j’ai soudain réalisé que j’étais passée tout près de la mort. J’ai pris ça en pleine figure.
Je me suis brusquement retrouvée assise par terre, les yeux rivés au lino calciné, à essayer de retrouver mon souffle.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi au bout de trois jours ? Je l’ignorais. J’ai regardé le dos de mes mains et j’ai frémi. Je suis restée, là, sur le sol, à trembler, les yeux dans le vague, pendant un temps indéfini. Durant les deux ou trois minutes qui ont suivi le choc, je ne pensais plus à rien : j’avais l’esprit complètement vide. Prendre conscience de ce à quoi j’avais échappé, savoir que la mort m’avait frôlée de si près... ça m’avait complètement retournée.
Non seulement Claudine m’avait sans doute sauvé la vie, mais elle m’avait très certainement évité d’atroces souffrances, si atroces même que j’aurais préféré mourir plutôt que de les subir. J’avais désormais envers elle une dette dont je ne serais jamais en mesure de m’acquitter.
Peut-être qu’elle était vraiment ma bonne fée, après tout.
Finalement, je me suis relevée, j’ai gentiment pris mon panier et je suis partie m’installer dans ma nouvelle maison.